Je me rappelle aussi Jim Morrison
A.R. Graham.
French Translation by: Gorian Delpature.
Extrait de : Je me souviens aussi de Jim Morrison
Voici un noble cœur qui se brise. Bonne nuit, doux prince ;
Que des nuées d’anges te bercent de leurs chants.
Hamlet, acte V
William Shakespeare 1564-1616
La mort fait de nous des anges et nous donne des ailes
Là où on avait des épaules lisses comme des serres de corbeau.
Une prière américaine
Jim Morrison 1943-1971
Sage Moonblood Stallone
1976-2012
Selon son avocat, George Braunstein, l’acteur-réalisateur Sage Moonblood Stallone, le fils aîné de Sylvester Stallone et de l’actrice Sasha Czack, a été retrouvé mort par une femme de ménage dans son appartement d’Hollywood le 13 juillet 2012.
Né le 5 mai 1976, à Los Angeles, Sage avait 36 ans au moment de sa mort. Il avait commencé sa carrière d’acteur à 14 ans dans Rocky V, l’épisode de 1990 de la franchise Rocky, en jouant Rocky Balboa Jr, le fils du personnage éponyme de son père. Le jeune Stallone est apparu avec son père une seconde fois dans le film de 1996, Daylight, et a eu des rôles dans neuf autres films et courts métrages. Son apparition la plus récente était dans un documentaire télévisuel de 2011 sur les films Rocky.
En plus de sa carrière d’acteur, Stallone était le co-fondateur avec le monteur Bob Murawski de Grindhouse Releasing, qui se spécialise dans les sorties cinéma et vidéo de films de série B restaurés des années 1970 et 80. Le catalogue de la compagnie inclut An American Hippie in Israel, Buveurs de Sang et Cannibal Holocaust. Sa dernière publication était Gone with the Pope en 2010.
Au début des années 80, quand je tentais de vendre le développement de l’histoire de feu mon beau-frère, Jim Morrison, le chanteur des Doors, je me suis retrouvé dans une situation où je suis devenu le tuteur personnel, le confident et le garde du corps du fils de Sylvester Stallone, devenant, pour un temps, aussi proche du jeune Sage – qui a profité d’avoir reçu l’attention entière qui lui manquait dans sa maison très préoccupée à l’époque des « Rocky », mais qui se sentait oppressé par tous les contrôles de sécurité – que de mes propres enfants. Avoir grandi dans le Liverpool cabossé par la guerre m’avait appris l’importance des jeux improvisés, et ensemble Sage et moi nous sommes amusés en jouant avec les éléments qui nous entouraient : plonger dans la piscine, ou faire un bain de boue ? Acheter une nouvelle Maserati, ou aller dans une décharge et collecter des objets – des jantes de pneus et des pare-chocs – avec lesquels créer de l’art et de la musique ? Quand on allait chez Mort à Pacific Palisades pour petit-déjeuner et chanter des chansons des Doors sous les applaudissements des clients, Sage était dans un paradis que la gloire de son père n’avait pas acheté mais qu’il avait obtenu grâce à la richesse trouvée dans la liberté de l’imagination. Sage et Al ont traversé l’univers ensemble, en explorant.
En 1980, je supervisais une équipe de construction lunatique qui travaillait sur beaucoup de projets de célébrités – parmi lesquelles Richard Widmark, Jack Lemmon et la mégastar Sylvester « Rocky Balboa » Stallone. Mes hommes formaient un groupe fort, qui travaillait dur, qui aimait faire la fête et qui descendait sur un chantier comme des pirates en maraude. Parmi ces bons à rien se trouvait le jeune frère de Jim, Andrew Lee Morrison – un charpentier, soudeur et fileur itinérant – et Alan Finlayson, un de mes amis d’enfance qui avait récemment émigré d’Angleterre. Lui et Andy Morrison étaient les jumeaux terribles et ajoutaient beaucoup de sottise et d’insouciance à l’environnement de travail.
Le manoir Stallone était posé au-dessus de Malibu au sommet d’Amalfi Drive, une situation de choix avec une vue superbe sur l’océan Pacifique en dessous. L’équipe de Graham avait été engagée pour construire une annexe à la maison de style Tudor déjà tentaculaire. La famille de Stallone vivait dans une partie de la maison durant les travaux. Un grand passage gardant l’enceinte gémissait sous le flux constant des contractuels, des ouvriers de construction, et des riches et célèbres, qui passait à travers comme le trafic des heures de pointe sur la 405. Récemment, l’acteur venait d’être impliqué dans une dispute majeure sur les profits avec ses coproducteurs, et des menaces de mort avaient été proférées. Un double cordon de sécurité donnait à la propriété une atmosphère de siège, tandis que les amis et les ennemis étaient identiquement et sérieusement fouillés.
La première couche de sécurité était plutôt faible parce que le personnel était constitué d’amateurs – des acteurs qui se prenaient pour des gangsters, des entraîneurs personnels et quelques-uns qui ressemblaient à des danseurs Chippendale – rivalisant tous pour avoir la chance d’obtenir un rôle dans le prochain film Rocky. La seconde couche était, pour n’importe quel professionnel de la sécurité sérieux, encore plus terrifiante : Stallone avait engagé des officiers patrouilleurs de la L.A.P.D. en congé comme gardes de nuit qui étaient stationnés dans chaque pièce et couloir de la maison. Il semblait qu’après quelques interactions avec Stallone, on disait que c’était un « trou du cul » d’employeur, donc seuls les plus incompétents de la crème de L.A. s’étaient montrés ; et quand ils l’avaient fait, ils étaient fainéants, bêtes et carrément écervelés. Parmi les visiteurs réguliers, il y avait la mère et le père de Stallone, son jeune frère Frankie, Mister T. du prochain Rocky III et le reste du casting, des avocats prisés spécialisés dans le divertissement, de même que des agents équipés de brassées de scripts et de traitements de films à faire lire et, avec un peu de chance, financer et produire par la superstar.
La propriété était une ruche d’activités. Des bruits de scies et de marteaux résonnaient le long des flancs des collines environnantes, normalement sereines. « Oh, mon Dieu ! » La voix alarmée d’une femme retentit. « Sage ! Reviens, Sage ! Oh mon Dieu ! »
Le fils de Stallone, Sage, avait quatre ans et était hors du contrôle de l’armée d’adultes engagés par ses parents pour le surveiller. Il était hyperactif, c’est sûr, mais comme tout petit garçon, il voulait juste courir en liberté et faire le fou. Ce n’était pas possible considérant le degré d’isolement et de confinement atteint par les familles de célébrités à l’époque, avec pour effet que l’enfant était retenu captif dans une véritable prison de haute-sécurité.
Une minuscule silhouette filait au galop à travers la pelouse de devant suivie par une nounou hurlante. A son tour, elle était suivie par Stallone, son épouse Sasha et plusieurs domestiques. Le garçon riait joyeusement en évitant habilement ses poursuivants – en entrant et en sortant des buissons, sous les voitures et les camions, derrière les chenils et dans chaque coin et recoin difficile à atteindre. Il courait dangereusement près des câbles électriques sur le sol et toute la propriété retenait collectivement son souffle. J’attrapai le jeune au moment où il essayait de filer en haut des escaliers qui menaient à l’annexe à moitié terminée. Remonté comme un coucou, le garçon luttait pour se libérer. Ses petits yeux noir charbon brillaient comme des gyrophares au message désespéré et urgent. Aidez-moi à m’échapper !
Je ramenai Sage à la garde de sa nounou, luttant comme un mustang ligoté, et hurlant de toutes ses forces : « Je veux jouer dehors ! Je veux jouer dehors ! » « C’est trop dangereux et tu peux être salement blessé, » expliqua la nounou, mais l’enfant donnait des coups de pieds et grinçait de ses dents de lait en direction de la femme épuisée. La normalité revint dans la propriété, mais moins de trente secondes plus tard, la même clameur s’élevait à nouveau. Sage était libre, et comme Beep-Beep, il avait échappé à sa capture. Toutes les forces assemblées contre le garçon étaient rendues inutiles. Il disparut derrière une énorme plante en pot sur le porche alors qu’une fois de plus la propriété entière se joignait aux recherches. Sage resta caché pendant qu’une foule démente l’appelait. Je regardais avec amusement le petit rebelle pouffer de rire chaque fois qu’un adulte éperdu passait en courant à côté de lui.
Attrapant une poignée de clous, je commençais à les enfoncer dans une poutre épaisse positionnée sur plusieurs chevalets. A chaque coup, il criait : « Yeeap ! Zadonk ! Yakkamoogie ! Ba-Ba-Ba-Boum ! » J’avais à présent l’attention de Sage, et retenant le marteau, je fis signe au garçon de me rejoindre. Le petit gars rayonna de plaisir, et il émergea de son refuge.
Quand l’équipe de recherche repassa, elle fut stoppée abruptement à la vue de Sage tenant un grand marteau à deux mains et criant de toutes ses forces : « Yikka Woopie – Baddamm ! » Prudemment, je guidais mes mains au-dessus de celles de l’enfant, et ensemble nous enfonçâmes les clous de vingt centimètres. Stallone et son épouse furent les derniers à arriver et furent atterrés de voir leur petit bébé balancer un marteau sauvagement et grogner dans un langage primitif.
Sasha photographia la démonstration de cloutage pendant que tous les autres restaient assis à regarder. Sage hurlait extatiquement : « Hé papa, maman, regardez-moi ! » Son public riait devant le minuscule ouvrier de construction qui hurlait de joie à chaque cri d’approbation ou tonnerre d’applaudissements. Le lendemain matin, quand mon équipe arriva, Stallone attendait à l’entrée de devant. Il m’appela sur le côté à mon arrivée, mais avant qu’il n’ait pu dire un mot, Sage bondit de la porte de devant, et en entourant mes genoux, il hurla : « Kabooooom ! ». Le garçon tenta de me faire tomber contre le tas de bois avec beaucoup de force. « Allez, Al ! Allez ! »
A la demande de Stallone, mon travail allait à présent être divisé. Je laissai mon contremaître en charge de la construction, et il m’engagea à mi-temps comme garde du corps, tuteur et copain de jeu de son fils ainé.
9 juin 1981 : 7h15 du matin – Je garai la luxueuse Maserati Sedan qui avait été utilisée dans Rocky III qui venait d’être terminé et qui était à présent ma voiture de société personnelle en dehors de la propriété lourdement gardée. Stallone était déjà en train de marcher partout, contrôlant les agents de sécurité, les femmes de ménage, les garçons de maison et les ouvriers de construction. Parfaitement bronzé, et nu à l’exception d’une paire de shorts boxer de soie rouge, il hurlait à un peintre : « Je vous ai dit que je voulais de la peinture blanche, pas sombre ! Le blanc reflète le soleil ! Le sombre absorbe et réchauffe la pièce ! »
« Eh bien, je vais repeindre, » dit le peintre.
« Donc, je devrai payer le double ! » se plaignit Stallone. « C’est du vol – carrément du vol. » Il s’éloigna dégoûté.
La grande porte électrique s’ouvrit vers l’intérieur, et Stallone leva les yeux pour me voir passer. « Bonjour, Al. »
« Bonjour, Sly. Comment vous sentez-vous ? »
« Ahh ! Ces putains de gens pensent qu’on est cousu d’or. Je serai ravi quand cette maison sera finie. »
Nous marchâmes ensemble. Deux ouvriers déroulaient une toile 10X20m de Rocky II du célèbre peintre Leroy Neiman. C’était criard, et les ouvriers regardaient nerveusement arriver son sujet. Mais Stallone approuva la ressemblance avec une profonde satisfaction. « Je vais l’accrocher au mur, » remarqua-t-il. « Qu’est-ce que t’en penses ? »
Un des ouvriers laissa tomber son côté de la toile. Stallone se tendit, et trois autres ouvriers coururent pour venir aider l’ouvrier mortifié. A présent, cinq personnes soutenaient la gigantesque image avec inquiétude, chacune convaincue que c’est sa tête qui allait rouler. « C’est un super portrait ! » déclara obséquieusement l’un d’eux. Ses camarades lui firent écho : « Oui ! Oh, oui ! C’est magnifique ! »
Je pardonnai bien vite l’orgueil évident de l’homme, repensant à d’où il venait.
Il avait écrit le scénario de son premier succès Rocky d’une traite, en vingt heures, après avoir vu le combat Muhammad Ali – Chuck Wepner le 24 mars 1975. Le nom Stallone vient de l’Italien stallone, qui signifie « étalon », qu’on utilise comme un surnom pour quelqu’un qui ressemble à un étalon, ou en tant que nom de métier métonymique pour quelqu’un qui élève les chevaux. Mais de ce que je savais, la propre famille de Sly avait occupé le niveau le plus bas de la société à l’origine, ceux qui nettoyaient derrière les chevaux. Pendant des générations, ils avaient été les membres d’une classe avec laquelle il était impensable pour la plupart de s’associer. Il avait de bonnes raisons de se sentir vachement content. Cependant, le film Rocky n’était vraiment qu’une version réchauffée et modernisée de « Marqué par la haine » (le film de boxe classique et définitif jusqu’à ce que Martin Scorsese n’ait fait « Raging Bull ».) Rocky Balboa est Rocky Barbella, l’authentique dur à cuire Rocky Marciano dont la vie a servi de base au film. Stallone a pris l’essence d’un champion et l’a diluée pour l’adapter à son propre personnage superficiel.
Les décapitations étant postposées pour le moment, Stallone continua à marcher avec moi, passant devant une statue de bronze de Rocky I de trois mètres, qui ressemblait à un décor de film de Cecil B. DeMille. Il s’arrêta quand même pour la regarder. C’était un magnifique matin de juin. Nous nous assîmes sur le patio et une servante nous apporta du café et des pâtisseries danoises pendant que nous parlions de Sage en long et en large.
Ma journée commençait à huit heures du matin, quand le garçon de cinq ans sautait de joie à la vue de M. Graham parce que ça signifiait Fun ! Fun ! Fun ! Sage était nerveux et extrêmement intelligent. Intense et insatiable – une force avec laquelle compter -il pouvait épuiser les gens avec la force de trente bambins de maternelle. J’avais travaillé avec des hyperactifs dans le passé, mais ce cas était extrême. Des méthodes inhabituelles étaient recommandées.
Je creusai un énorme trou au milieu de la pelouse de derrière. Sage le remplit joyeusement d’eau, et ensemble nous créâmes le meilleur trou de boue du monde. La servante eut la bêtise de passer à côté quand ce fut fini et elle fut projetée dedans. Sasha se joignit à la fête, apportant son appareil photo comme toujours. Tout comme Seth, le frère deux ans plus âgé de Sage. Tout le monde était boueux et photographié. Le décorateur d’intérieur offrit de tenir l’appareil et, à sa grande horreur, fut aussi recouvert de boue, à l’étonnement de Stallone, qui se tenait à bonne distance pour regarder toutes ces frasques.
J’agrippai un seau en plastique, une corde et un tournevis. Perçant vingt trous dans le fond et sur les côtés, je liai le tuyau d’arrosage à l’intérieur du seau. Hissant le machin sur les branches de l’un des pins massifs, Sage et moi ouvrîmes l’eau à toute puissance et tout le monde eut droit à une sauvage douche de groupe. Sage prit un grand nombre de douches ce jour-là, suivi par de grands combats de boue, puis plus de douches encore. Stallone restait perplexe devant ce qui se passait dans son jardin. Il quitta le patio, revenant vingt minutes plus tard habillé et prêt pour le bureau. Tandis qu’il se tenait à côté de sa limousine, Sage et moi, à présent bien lavés, lui firent au revoir. Stallone sourit.
« Au revoir, papa ! Au revoir, papa ! » hurla Sage.
« Qu’est-ce que tu as prévu aujourd’hui, Al ? » demanda Stallone.
Je présentai les événements du jour : petit-déjeuner chez Mort, une promenade dans les magnifiques collines entourant la propriété, une visite avec l’agent du FBI qui gardait l’ancienne maison de Ronald Reagan à Pacific Palisades (que nous avions rencontré lors d’une précédente promenade), une course sur la plage, un voyage jusqu’au dépotoir de Santa Monica (où Sage allait pouvoir assouvir sa passion de collecter des enjoliveurs), un film à Westwood, déjeuner, une sieste, et dans l’après-midi, encore de la boue.
Stallone semblait satisfait à regret et, quand il monta dans sa limousine, Graham lut le titre du livre de poche que Stallone emportait : No One Here Gets Out Alive, la biographie non-officielle de Jim Morrison.
« Que pensez-vous de ce livre ? » demandai-je.
Stallone s’arrêta. « Fascinant. Mal écrit, mais un personnage fascinant. Tu l’as lu ? »
« Du début à la fin, » acquiesçai-je.
« Morrison me rappelle Edgar Alan Poe, » réfléchit Stallone. « J’ai toujours voulu faire un film sur Poe. Morrison ressemble comme lui à un poète tragique. »
« Vous allez faire un film sur Morrison ? »
« Quelqu’un m’a envoyé un traitement la semaine dernière, alors je lis le livre. Je pense que ce serait un film à succès. »
« Au revoir, papa !!! » cria Sage depuis le puit de boue, puis vers moi.
« Viens !! Viens Alan !! »
La limousine emporta Stallone. Je restai sur place à le regarder s’éloigner en pensant : « Une putain d’aventure géante commence, Al !! »
11 juin 1981, 8h05 – J’approchais du manoir Stallone dans la voiture de ma société, intérieur du meilleur cuir doux, le tableau de bord ressemblant au cockpit d’un 747, douze cylindres puissants sous le capot, capable de vitesses extrêmes. Je poussai une cassette dans l’autoradio, allumai l’étonnant égaliseur et conduisis la luisante sedan bleu nuit devant la maison. « Keep your eyes on the road, your hands upon the wheel… » chantait Morrison.
Sasha fut extatique en écoutant Sage chanter les Doors tandis qu’elle l’aidait à monter dans la voiture. « Come on, baby, light my fire… » Les petits poumons de son fils éclataient presque d’enthousiasme.
Stallone m’attira sur le côté et exprima son plaisir devant les changements qu’il avait observés chez son fils. Les techniques que j’avais utilisées sur des gamins hyperactifs dans le passé fonctionnaient à présent très bien sur cet enfant violent et destructeur. « Il adore cette musique, » dit Stallone, souriant à son fils. « Je suis content que tu l’amènes comme ça je peux l’écouter aussi. » Stallone tenait la biographie de Morrison. Je pouvais voir qu’il avait presque fini l’épais livre de poche.
« J’aimerais jouer ce gars, mais j’ai entendu que les droits ne sont pas disponibles – des problèmes avec la famille. »
« Eh bien, le livre n’a pas été autorisé et personne dans la famille n’était content, » expliquai-je.
Stallone releva la tête avec intérêt. « Le portrait militaire de son père prend toute une page dans le livre. C’est un drôle de paradoxe, » commenta Stallone ; « l’Amiral et l’idole du rock. »
« Ouais, il a été très en colère quand le livre a été publié l’an dernier. Jerry Hopkins, l’auteur, a essayé en vain de faire contribuer quelqu’un de la famille, mais l’Amiral n’aurait pas accepté. Comme une règle non écrite, ça n’a jamais été discuté – comme si ça ne s’était jamais passé. »
Stallone regarda Graham, surpris. « Je n’ai pas lu ça dans le livre. » « Ce n’était pas dans le livre, » dit Graham.
« Oh, ouais. Où as-tu lu ça ? Je dois avoir toutes les infos que je peux sur le personnage. Tu peux m’avoir l’article ? »
« Je ne l’ai pas lu dans un journal. Jim était mon beau-frère. »
« Try to set the night on fire… » Sage termina la chanson en même temps que la voix de Jim. Tout le monde dans la propriété applaudit. Il était temps d’aller prendre le petit-déjeuner.
Revenant à mes moutons, je bouclai sa ceinture dans la voiture. Puis je contrôlai mon arme, mes lunettes et mon rétroviseur où le visage de Stallone luisait comme s’il venait de trouver de l’uranium.
21 juin 1981 : 7h – Le plus long jour de l’année, un vent de Santa Ana avait soufflé toute la nuit et était toujours en action. Au moment où je passai l’entrée principale, Stallone était à 30 mètres, postillonnant sur un des patrouilleurs en congé qu’il avait engagés. « Je ne veux pas me réveiller pendant la nuit et vous trouver sans chaussure, les pieds en l’air, à nettoyer votre arme quand vous êtes supposé protéger ma famille ! ». Le visage de Stallone était haineux. L’officier partit la mine renfrognée.
Stallone approcha de moi, secouant la tête. « C’est le cinquième ce mois-ci. Les flics de L.A. sont effrayants, mec. Je ne vais plus en engager. »
Le vent avait hurlé toute la nuit, la construction en cours ayant contribué aux sinistres lamentations de banshee qui avaient résonné à travers les fenêtres et les murs inachevés. « Je déteste ce vent, mec. Je suis debout depuis deux heures du matin. »
« Ouais. Dieu merci ce sera fini aujourd’hui. »
« C’est ce que dit la météo ? ». Le soulagement brilla sur le visage de Stallone et pendant un instant il ressembla à un enfant sorti de sa chambre. Nous entrâmes dans la cuisine et Stallone nous versa du café.
Les Santa Ana cessèrent soudainement. Les pins massifs du jardin devinrent silencieux. Les yeux de Stallone se calmèrent et rajeunirent. Le visage de Jim Morrison nous fixait depuis la biographie des Doors posée sur la table. Stallone dit en montrant le livre : « Je viens de le finir. »
Nous parlâmes deux heures de la biographie. J’expliquai pourquoi les Morrison avaient été dégoûtés par le portrait de leur fils. Jusqu’à ce moment, je n’avais pas pu m’opposer à Manzarek et Travolta qui rêvaient d’adapter le livre depuis sa publication en 1980. Stallone écouta chacun de mes mots et avala l’appât, l’hameçon, la ligne, la canne et la moitié de mon bras. C’était un cas d’école : est-ce que le chien agitait sa queue, ou est-ce que la queue agitait le chien ? Vous voyez, j’avais mon propre os à ronger. Ray Manzarek, le claviériste des Doors, courait dans toute la ville pour vendre ce livre sur les Doors, en fait une biographie de Jim, à tous ceux qui voudraient bien l’acheter. Je détestais le livre personnellement ; même si beaucoup de choses étaient justes, il était sombre et méchant, ne montrant que la moitié de l’homme. Ce serait un film tragique et, à cause du manque de coopération de la famille Morrison, aucun studio majeur n’allait y toucher. Dernièrement, John Travolta voulait incarner ce Jim Morrison à une dimension, et on pouvait commencer à croire qu’un accord allait être trouvé.
« Tu penses que tu pourrais demander à l’Amiral de coopérer si je trouvais un accord ? » me demandait à présent Stallone.
Graham rit intérieurement. Pince-moi, pensa-t-il.
« Tu as vu mes films, » poursuivit Stallone. « Je peux promettre respect et intégrité. » Il enfonçait mes épaules au fond de sa gorge.
« J’ai entendu que Travolta essayait de signer avec Warner Brothers, » continuai-je à l’appâter.
La haine remplit les yeux de Stallone. « Tu penses que je ne pourrais pas jouer Morrison ? » me défia-t-il.
« Jim était intense et puissant comme vous, » dis-je, riant presque à chaque mot. Stallone brillait comme un phare.
C’était le moment de pêcher le poisson. « Je vais parler à mon beau-père, » lui dis-je.
Stallone me raccompagna jusqu’à la Maserati où nous trouvâmes Sage en train de taper sur le tableau de bord, essayant de mettre la musique. Quand nous partîmes, Stallone cria, essayant à son tour de m’appâter : « N’oublie pas de parler à l’Amiral du truc sur l’intégrité ! »
Le truc sur l’intégrité – quelle éloquence !
Cette nuit-là, je racontai ma journée à ma femme, Anne. Dix ans plus tôt, nous avions entendu à la radio l’annonce de la mort de son grand frère Jim dans une baignoire de Paris. Anne avait pleuré pendant des jours. Personne ne nous a jamais contactés pour nous dire ce qui était arrivé à Jim, en partie parce que la copine de Jim, Pamela, avait menti aux officiels à Paris, en leur disant que Jim n’avait pas de parents connus, cachant sa mort de fait. Trois ans plus tard, à Los Angeles, on retrouvait Pamela morte d’une overdose d’héroïne, emportant les secrets de la mort de Jim avec elle dans sa tombe.
C’était toujours un sujet très sensible, mais c’était aussi ma chance de contre-attaquer, et peut-être de stopper la production Travolta / Warner Brothers. Avec l’aide d’Anne, même Sly pourrait raconter une meilleure histoire sur Jim. « Qui va le jouer ? » demanda Anne.
« Stallone veut le faire, » dis-je en réprimant mon hilarité.
Anne rit bruyamment. Elle était très intelligente et extrêmement bien éduquée, et elle ne put pas s’en empêcher en pensant à Rocky dans le rôle de Jim. L’Amiral était un expert en beaucoup de choses. C’était un des hommes les plus cultivés du monde et un génie des maths. C’était un des plus jeunes amiraux de l’histoire de l’US Navy, et avec trente ans d’expérience à diriger des milliers d’hommes, il avait développé une connaissance astucieuse du comportement humain. Il était affable et amical o l’extérieur, mais rigide et étroit à l’intérieur. Néanmoins, nous nous mîmes d’accord pour lui soumettre l’idée, et c’est moi qui l’appelai.
« Salut, Amiral. C’est votre beau-fils. »
« Eh bien, salut, Alan. Comment vas-tu, fiston ? Comment va la famille ? Et ton travail avec Sylvester Stallone ? »
Je posai ma question explosive. L’Amiral retomba dans le silence. Je ne parlai pas. Vingt secondes de moment gênant se suspendirent entre nous. C’était la première fois en dix ans que quelqu’un dans la famille osait parler de Jim, et je me sentais comme si je venais d’annoncer à mon beau-père la mort de son fils. Tuer le messager, pensai-je.
« Eh bien, je ne vois pas bien quelle est l’histoire, » jugea l’Amiral.
J’expliquai le triangle composé de Warner Bros, de John Travolta et du mauvais portrait de son fils. Ce à quoi l’Amiral répondit : « Eh bien, je n’ai pas lu le livre, mais on m’a dit que c’est mauvais et que ça ne ferait de toute manière pas un bon film. »
Allez dire ça à Hollywood, pensai-je ; puis je dis à l’Amiral : « C’est pour ça qu’Anna et moi voulons nous impliquer et raconter la vraie histoire. »
« Eh bien, je ne vois pas comment je pourrais associer mon nom à un projet dont vous pourriez perdre le contrôle plus tard pour finir avec un mauvais film. »
« Un projet se basant sur la biographie en sera un très mauvais, de toute manière, » admis-je, réalisant en prononçant ces mots ce à quoi je venais de m’engager.
« Oui, mais je ne veux pas voir mon nom dessus, » répondit l’Amiral en toute confiance. « Je voudrais bien t’aider, fiston, mais je ne fais pas confiance aux gens d’Hollywood. »
« ça vous dérangerait si j’avançais sur une version fictionnelle ? » proposai-je, les premières graines du projet actuel commençant à germer des années avant leur plantation finale.
« Eh bien, comme je dis, je ne vois pas d’histoire. Tu as le droit d’essayer, mais je ne vois pas les gens aller le voir. »
Le lendemain matin, en conduisant le long de la Pacific Coast Highway, j’analysai les commentaires de l’Amiral : « Je ne vois pas d’histoire ici… quel est le sujet… est-ce suffisamment intéressant pour un film… » Des commentaires étranges étant donné que le film à succès sur le Vietnam Apocalypse Now avait utilisé « The End » comme chanson d’ouverture et que la musique des Doors se vendait maintenant plus vite que quand Jim était vivant. Oui, pensai-je, des gens iraient le voir, par millions, tout comme ils achètent encore la musique. C’était extrêmement étrange que l’Amiral ne le voie pas alors que c’était devant ses yeux. Les coffres des Morrison gonflaient. Les caisses enregistreuses sonnaient dans le monde entier et pourtant l’Amiral demandait : « Qui ira voir le film ? ».
Je louchai vers l’océan et griffonnai « L’éthique du travail » sur un carnet de notes.
Stallone m’attendait quand j’arrivai. Nous montâmes à l’étage dans le bureau. Stallone ferma la porte. J’expliquai la position de l’Amiral et lui parlai de l’option fictionnelle. Stallone écouta attentivement et, quand j’eus terminé, il demanda : « Tu peux venir avec un script ? » Je souris en tirant mon épaule, mon bras, la canne, la ligne, l’appât, l’hameçon et le plomb de la bouche de Stallone.
Stallone lança un enregistrement de la chanson de Morrison « End of the Night » en disant « Je reviens tout de suite. » Quand il se dirigea vers la salle de bains, je remarquai une longue pipe blanche en argile sur la table et un sac d’herbe hawaïenne hybride. Stallone revint, s’assit, alluma la pipe et me la présenta. Pendant que nous fumions, l’air de petit garçon apparut sur le visage de Stallone. Cherchant l’approbation, pensai-je, mais pour quoi ? Mon dieu, l’herbe était forte. Je dérivai avec la musique. Puis, sorti de nulle part, Stallone commença à chanter : « Realms of bliss, realms of light, some are born to sweet delight… »
Je me figeai. Mon dieu ! Mon dieu ! Rocky Balboa chantait avec Jim Morrison – chantant des paroles que Morrison avait volées aux « Prémisses d’Innocence » de William Blake – chantant comme Quasimodo l’aurait fait !
« T’en penses quoi ? » demanda Stallone en me montrant l’arrière de sa tête, avec un long postiche de style sixties noué dans ses vrais cheveux. Mes poumons faillirent exploser tandis que je me retenais de rire. Stallone chantait avec Jim. Il avait appris les paroles et il les massacrait.
« Vous pouvez faire Light My Fire ? » m’entendis-je dire.
Jim Morrison intervint depuis la tombe :
« Putain, qu’est-ce que tu fais, Al ? »
« Je bloque Travolta et Manzarek ! », expliquai-je télépathiquement.
« Pas avec lui ! » cria Morrison.
« Calme-toi, » murmurai-je mentalement. « Tu vas réveiller les morts. »
Stallone se déplaçait maintenant dans la pièce. De légères difformités dans sa jambe gauche, son bras et sa mâchoire étaient plus apparentes et prononcées, remarquai-je, avec la perception du trip à l’herbe. Les yeux de Stallone roulaient d’extase tandis qu’il se déplaçait de manière intermittente entre ses personnages. En un clin d’œil, Rocky Balboa était présent. Tout aussi vite Sylvester Stallone apparut, puis le roi Richard II – avec ses difformités et tout. Ce putain de Rocky Balboa et Sylvester Stallone massacraient la musique des Doors aussi sûrement que Rocky Balboa cognait les côtes de cette carcasse avant le grand combat avec Apollo Creed. La chanson se termina, et pas une nanoseconde trop tôt.
« T’en penses quoi ? » demanda Stallone avec une attente infantile ?
J’entendis Jim respirer dans l’attente au bout d’un long tunnel sombre.
« J’étais en transe », admis-je.
Morrison parla d’une longue distance en s’éloignant : « Il pense que tu veux dire que sa performance t’a mis en transe, Al ! » Son ton d’avertissement impliquait que quelque chose de mauvais allait en sortir.